6

 

ANAÏS CHATELET n’y croyait pas.

Vraiment un putain de coup de chance.

Une permanence du samedi soir qui s’ouvrait sur un cadavre. Un vrai meurtre, dans les règles de l’art, avec rituel et mutilations. Dès qu’elle avait reçu l’appel, elle avait pris sa voiture personnelle et s’était dirigée vers le lieu de la découverte : la gare Saint-Jean. En route, elle se répétait les informations qu’on lui avait données. Un jeune homme nu. Plaies multiples. Mise en scène aberrante. Rien de précis, mais quelque chose qui sentait bon la folie, la cruauté, les ténèbres… Pas une minable bagarre qui avait mal tourné, ni un vol crapuleux. Du sérieux.

Quand elle aperçut les fourgons stationnés devant la gare, les gyrophares tournoyant dans le brouillard, les flics en cirés de pluie qui passaient comme des spectres brillants, elle comprit que tout était vrai. Son premier meurtre en tant que capitaine. Elle allait constituer un groupe d’enquête. Profiter du délai de flagrance pour mener l’affaire jusqu’au bout. Débusquer le coupable et faire la une des journaux. À 29 ans !

Elle sortit de la voiture et respira l’odeur lacustre de l’atmosphère. Depuis trente-six heures, Bordeaux baignait dans ce jus blanchâtre. On avait l’impression qu’un marécage avait glissé jusqu’ici, avec ses brumes, ses reptiles, ses humeurs aqueuses. De quoi ajouter une dimension supplémentaire à l’événement : un homicide surgi du brouillard. Elle frissonna d’excitation. Un flic du poste de la place des Capucins l’aperçut et vint à elle.

L’homme qui avait découvert le corps était un jockey – un conducteur assurant les manœuvres des trains entre le Technicentre et la gare proprement dite. Prenant son service à 23 heures, il s’était garé dans le parking destiné aux agents SNCF au sud de la halle. Il avait rejoint les voies ferrées par un passage latéral et remarqué le cadavre au fond d’une fosse de maintenance abandonnée, entre la voie n° 1 et les anciens ateliers de réparation. Il avait prévenu le cadre de permanence qui avait aussitôt appelé les hommes de la SUGE, la police ferroviaire, et les vigiles de la SPS, la Société de protection privée qui assurait la sécurité de Saint-Jean. On avait ensuite averti le commissariat le plus proche, place des Capucins.

La suite, Anaïs la connaissait. Le procureur de la République avait été joint à 1 heure du matin. Il avait contacté à son tour l’hôtel de police principal de Bordeaux, rue François-de-Sourdis, et saisi l’OPJ de permanence disponible. Elle. Les autres étaient déjà partis sur des plans foireux liés au brouillard. Accidents de voiture, pillages, disparitions… Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’était elle, Anaïs Chatelet, avec son grade de capitaine tout neuf et ses deux années en poste à Bordeaux, qui écopait du meilleur coup de la nuit.

Ils traversèrent le hall de la gare alors qu’un agent de la SNCF leur donnait des chasubles orange fluorescent à endosser. Bouclant les velcros de sa blouse, Anaïs prit une seconde pour admirer les structures d’acier hautes de près de trente mètres qui se perdaient dans le brouillard. Ils remontèrent le quai jusqu’aux voies extérieures. Le type de la SNCF n’arrêtait pas de parler. On n’avait jamais vu ça. Le trafic ferroviaire était bloqué, sur ordre du procureur, pour deux heures. Le mort, dans sa fosse, était une vraie monstruosité. Tout le monde était en état de choc…

Anaïs n’écoutait pas. Elle sentait la flotte lui poisser la peau, le froid pénétrer ses os. À travers les vapeurs, les feux de la gare – tous rouges – formaient une constellation sanglante et filandreuse. Les câbles suspendus ruisselaient. Les voies ferrées, perlées de condensation, brillaient puis s’évanouissaient sous les nuées basses.

Anaïs se tordait les chevilles sur les traverses et le ballast.

— Vous pouvez éclairer le sol ?

Le cheminot baissa sa lampe et reprit son discours. Elle attrapa au passage quelques infos techniques. Les voies portant un numéro pair montaient à Paris. Les voies impaires descendaient vers le sud. On appelait les câbles électriques au-dessus des voies des « caténaires » et les structures métalliques sur le toit des trains des « pantographes ». Tout ça ne lui servait à rien pour l’instant mais lui donnait l’impression confuse de se familiariser avec le crime lui-même.

— On arrive.

Les projecteurs de l’IJ dessinaient des lunes froides et lointaines dans la nuit. Les faisceaux des torches découpaient des rubans de gaze blanchâtre à travers l’obscurité. Plus loin, on apercevait le Technicentre, avec ses TGV, ses TER, ses autorails, ses automotrices, couverts d’une patine argentée. Il y avait aussi des wagons de marchandises, des voitures appelées « Y », l’équivalent des remorqueurs dans les ports, chargées de tirer les trains jusqu’en gare. Des engins puissants et noirs, qui évoquaient des titans taciturnes.

Ils passèrent sous les rubans de non-franchissement. POLICE ZONE INTERDITE. La scène de crime se précisait. La fosse de maintenance. Les pieds chromés des projecteurs. Les techniciens en combinaison blanche surlignée de bleu. Anaïs s’étonnait de leur présence si rapide : le premier laboratoire scientifique de la région se situait à Toulouse.

— Vous voulez voir le corps ?

Un officier de la BAC se tenait devant elle, engoncé dans un ciré de pluie, sur lequel il avait enfilé la chasuble de sécurité. Elle prit une expression de circonstance et acquiesça d’un signe de tête. Elle luttait contre le brouillard, contre son impatience, son excitation. Un jour, à la fac, un prof de droit lui avait soufflé dans un couloir : « Vous êtes l’Alice de Lewis Carroll. L’enjeu, pour vous, ce sera de trouver un monde à votre hauteur ! » Huit ans plus tard, elle marchait entre des voies ferrées en quête d’un cadavre. Un monde à votre hauteur

Au fond de la fosse, qui mesurait cinq mètres de longueur sur deux de largeur, régnait l’agitation habituelle d’une scène de crime, version compressée. Les techniciens jouaient des coudes, se bousculaient, prenaient des photographies, observant chaque millimètre du sol avec des lampes spéciales – éclairages monochromatiques, allant de l’infrarouge à l’ultraviolet –, prélevant des fragments qu’ils plaçaient sous scellés.

Dans la mêlée, Anaïs parvint à apercevoir le cadavre. Un homme d’une vingtaine d’années. Nu. Famélique. Couvert de tatouages. Ses os semblaient prêts à crever la peau. La blancheur de son épiderme paraissait phosphorescente. Les deux rails au-dessus de la fosse le cernaient comme le cadre d’un tableau. Anaïs songea à une toile de la Renaissance. Un martyr aux chairs livides, cambré dans une position douloureuse au fond d’une église.

Mais le vrai choc provenait de la tête.

Pas une tête d’homme mais de taureau.

Une puissante gueule noire de bovin, tranchée à la base du cou, qui devait peser dans les cinquante kilos.

Anaïs prit enfin la mesure de ce qu’elle voyait. Tout ça était réel. Elle sentit ses genoux se dérober. Elle se pencha pourtant et se concentra, s’accrochant à ses premières constatations pour ne pas flancher. Deux solutions. Soit le meurtrier avait décapité sa victime et posé sur ses épaules la tête de l’animal, soit il avait enfoncé son trophée sur le crâne de l’homme.

Dans les deux cas, le symbole était évident : on avait tué le Minotaure. Un Minotaure des temps modernes, perdu dans un dédale de voies ferrées. Le labyrinthe.

— Je peux descendre ?

On lui passa des surchaussures et une charlotte de papier. Elle emprunta l’escalier de fer qui permettait de plonger dans la fosse. Les techniciens de l’Identité judiciaire s’écartèrent. Elle s’accroupit, examina la zone qui l’intéressait : cette tête monstrueuse d’animal enchâssée sur un corps d’homme.

La deuxième option était la bonne. La tête avait été enfoncée à pleines forces sur celle de la victime. Au-dessous, le crâne devait être en bouillie.

— À mon avis, il a creusé l’intérieur du cou de la bête.

Anaïs se retourna vers celui qui venait de parler. Michel Longo, le médecin légiste. Déguisé comme les autres en fantôme à capuche, elle ne l’avait pas reconnu.

— Depuis quand est-il mort ? demanda-t-elle en se relevant.

— Trop tôt pour le dire avec précision. Au moins vingt-quatre heures. Mais le froid et le brouillard ont compliqué les choses.

— Il est là depuis tout ce temps ?

Le médecin ouvrit ses mains gantées. Il portait des lunettes Persol sous sa capuche plissée.

— Ou le tueur l’a déposé ce soir. Impossible de savoir.

Anaïs pensa au brouillard qui engluait la ville depuis la veille. Avec cette purée de pois, le meurtrier avait pu agir n’importe quand.

— Salut.

Elle leva les yeux, la main en visière. Debout au bord de la fosse, la silhouette d’une femme se découpait sur le halo blanc des projecteurs. Même à contre-jour, elle la reconnut. Véronique Roy, substitute du procureur. Une sorte de double d’Anaïs. Bordelaise, fille de la haute bourgeoisie, âgée de la trentaine, elle avait suivi le même cursus, ou presque. Toutes deux s’étaient croisées d’abord dans les écoles privées les plus huppées, sur les bancs de l’université Montesquieu puis dans les toilettes des boîtes branchées de la ville. Elles n’avaient jamais été amies. Ni ennemies. Elles continuaient à se croiser maintenant dans le cadre du boulot. Un pendu. Une femme au visage arraché par un micro-ondes lancé violemment par le mari. Une adolescente à la gorge tranchée. Pas vraiment de quoi copiner.

— Salut, grommela Anaïs.

La substitute rayonnait dans la lumière, les dominant au bord de la fosse. Elle portait un blouson de cuir Zadig & Voltaire qu’Anaïs avait repéré depuis longtemps dans une vitrine, près du cours Georges-Clemenceau.

— C’est l’hallu, murmura la magistrate, le regard rivé sur le corps.

Anaïs lui fut reconnaissante pour cette phrase débile qui résumait bien la situation. Elle était certaine que Véronique éprouvait les mêmes sentiments qu’elle. Terreur et excitation à la fois. Il leur arrivait ce qu’elles avaient toujours espéré, l’une comme l’autre, tout en le redoutant. L’enquête meurtrière unique. Le tueur délirant. Toutes les filles de leur âge, dans ce boulot, avaient été nourries au Silence des agneaux, rêvant de devenir Clarice Starling.

— T’as une idée de la cause de la mort ? demanda Anaïs au légiste.

Longo eut un geste vague :

— Aucune blessure apparente. Il a peut-être été étouffé par la tête du taureau. Ou égorgé. Ou empoisonné. Faut attendre l’autopsie et les résultats de toxico. Je n’exclus pas l’overdose.

— Pourquoi ?

Il se baissa et attrapa le bras gauche de la victime. Les veines du pli du coude semblaient dures comme du bois, marquées de cicatrices, de boules de chair, d’œdèmes bleuâtres.

— Défoncé jusqu’à l’os. D’une façon générale, le gars était en très mauvais état. Je veux dire : de son vivant. Crado. Sous-alimenté. Il porte les marques de vieilles blessures non soignées. Je dirais qu’on a affaire à un tox d’une vingtaine d’années. Un SDF. Un zonard. Quelque chose comme ça.

Anaïs leva le regard vers le flic de la BAC, debout près de la substitute :

— On a retrouvé les vêtements ?

— Ni vêtements, ni document d’identité.

L’homme avait été tué ailleurs et balancé ici. Planqué ? Ou au contraire exposé ? Une certitude. Cette fosse jouait un rôle dans le rituel du meurtrier.

Elle remonta les marches, jetant un dernier coup d’œil au corps. Couvert de paillettes de glace, il ressemblait à une sculpture d’acier. La fosse avec ses odeurs de graisse et de métal constituait une sépulture parfaite pour cette créature.

Revenue à la surface, elle ôta sa charlotte et ses surchaussures. Véronique Roy se lança dans les formules d’usage :

— Je te saisis officiellement de…

— Tu m’enverras la paperasse au bureau.

Vexée, la substitute interrogea Anaïs sur les pistes qu’elle allait suivre. Elle répondit d’un ton mécanique, énumérant les opérations de routine. Dans le même temps, elle essayait d’imaginer le profil du tueur. Il connaissait les lieux. Et sans doute l’horaire des manœuvres des trains. Peut-être un gars de la SNCF. Ou un type qui avait soigneusement préparé son coup.

Soudain, une vision lui coupa le souffle. L’assassin portait sur son dos le corps dans une housse brune et plastifiée. Il marchait, arc-bouté dans les vapeurs. Elle se fit cette réflexion technique : le corps ajouté à la tête constituait un fardeau de plus de cent kilos. Le meurtrier était donc un colosse. Ou bien avait-il enfoncé la tête du taureau une fois sur place ? Ce qui signifierait deux voyages – de sa voiture à la fosse de maintenance. Où s’était-il garé ? sur le parking ?

— Quoi ?

— Je te demandais si tu avais constitué ton groupe d’enquête, répéta Véronique Roy.

— Mon groupe, le voilà…

Le Coz arrivait d’un pas maladroit, se cassant les chevilles sur le ballast, affublé du gilet fluo réglementaire. La substitute parut étonnée. Elle avait des yeux clairs, sous des sourcils en coups de fouet. Anaïs devait l’admettre : plutôt jolie.

— Je déconne, sourit-elle. Je te présente le lieutenant Hervé Le Coz, mon deuxième de groupe. Il était le seul de permanence avec moi cette nuit. L’équipe sera constituée dans une heure.

Le passager
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